Anna redoutait ces silences. Ils s’étiraient comme les ombres du crépuscule, envahissant chaque recoin de leur vie commune. Elle se souvenait d’un temps où Matthieu parlait sans retenue, ses récits du bureau, ses rêves pour le futur, tout s’entremêlant dans un flux régulier et rassurant. Ces derniers mois, pourtant, ses paroles semblaient s’effilocher, se réduire à un murmure étouffé par le poids d’un nuage invisible.
C’était un dimanche après-midi, alors qu’ils rentraient d’une promenade en forêt. Matthieu avait regardé par la fenêtre, évitant son regard, perdu dans une pensée si profonde qu’elle semblait absorber toute la lumière autour de lui. Sa main avait glissé de celle d’Anna alors qu’il avait descendu la voiture. Elle avait posé la question en apparence anodine : « Comment s’est passée ta semaine ? »
Il avait souri, mais le sourire n’atteignait pas ses yeux. « Rien de spécial, comme d’habitude. » La réponse avait laissé dans son ventre une lourdeur qui n’avait rien de naturel. L’intuition, fine lame entre l’illusion et la vérité, commençait à percer.
Les semaines passèrent, et chaque petit détail devenait une pierre sur son cœur. Matthieu rentrait de plus en plus tard du travail, ses explications sur ces heures supplémentaires sonnaient faux, comme une chanson mal accordée. Sa fatigue, disait-il, était due à un projet extraordinaire qui l’absorbait. Mais les factures de téléphone affichaient des appels à des heures où il était censé être en réunion.
Un soir, alors qu’il dormait, elle avait cédé à une curiosité douloureuse. Elle avait parcouru ses messages, son cœur battant à la fois de crainte et de détermination. Mais elle n’avait rien trouvé, seulement une absence de connexion, un vide dans cette relation qui avait autrefois débordé de chaleur et de complicité.
L’esprit d’Anna était une mer tumultueuse de doutes et de suppositions. Était-elle folle de douter de lui ? Se trompait-elle de chemin en cherchant la vérité dans l’absence de preuves tangibles ? Pourtant, la vérité avait une manière sournoise de se glisser dans les fissures invisibles.
Elle avait remarqué des objets déplacés, des livres de la bibliothèque rangés différemment, des vêtements qu’elle ne reconnaissait pas. Une fois, elle avait trouvé un ticket de cinéma pour un film qu’ils n’avaient pas vu ensemble. Chaque petite anomalie ajoutait à sa confusion.
Un vendredi soir, alors qu’il était censé être au bureau, elle avait pris son courage à deux mains et avait décidé de le suivre. Elle s’était sentie ridicule, cachée dans l’ombre de l’entrée de leur immeuble. Mais ce qu’elle avait vu en valait la peine.
Matthieu n’était pas allé au bureau, mais avait pris la direction opposée, vers les quartiers plus anciens de la ville. Elle l’avait vu entrer dans un petit café, sa silhouette se tenant étrangement raide, comme s’il portait un secret trop lourd.
À travers la vitre embuée, elle avait observé en silence. Matthieu s’était assis à une table dans le coin, visiblement nerveux, ses yeux s’arrêtant sur l’entrée à plusieurs reprises. Peu de temps après, une femme était entrée, une inconnue pour Anna, mais dont la présence semblait avoir un impact profond sur Matthieu.
Leurs échanges étaient électriques, un mélange de tension et de quelque chose d’autre, d’indéfinissable. Quand Matthieu avait posé une main tremblante sur la sienne, Anna avait senti son monde vaciller.
Elle avait attendu, gelée dans le temps, jusqu’à ce que Matthieu quitte le café, seul. Puis, elle s’était approchée, son cœur tambourinant contre sa cage thoracique. L’inconnue était toujours là, un livre ouvert devant elle, semblant absente.
Quand Anna s’était assise en face d’elle, la femme avait relevé les yeux, surprise, mais pas choquée.
« Vous êtes Anna, n’est-ce pas ? »
L’inconnue avait dit qu’elle s’appelait Claire, une amie de longue date de Matthieu, un secret qu’il gardait pour protéger un passé douloureux qui ne concernait qu’eux. Claire était comme un fantôme du passé que Matthieu n’arrivait pas à laisser derrière, mais qu’il ne pouvait pas non plus partager.
La discussion avait été une libération d’une tension sourde, mais elle laissait Anna avec un sentiment d’incertitude, une vérité qui ne correspondait pas à la trahison qu’elle avait imaginée. Matthieu avait caché une part de lui, non pas par infidélité, mais par peur de raviver des douleurs anciennes. Anna comprit que la vérité était plus complexe qu’un simple acte de trahison. C’était un mélange de rédemption, d’histoires non résolues, et d’un amour qui devait s’adapter pour survivre.
Quand elle rentra à la maison, Matthieu était là, assis dans l’ombre, attendant de lui parler. Leur conversation fut étrangère à tout ce qu’ils avaient partagé jusque-là, mais elle contenait la promesse d’un nouveau départ.
Ils devaient reconstruire, brique par brique, une relation basée sur cette nouvelle vérité, un chemin qui demandait à la fois courage et patience.
Ainsi, Anna avait découvert que parfois, la vérité n’est pas une fin, mais un commencement.