Camille prit une longue inspiration, la vapeur de son café chaud flottant paresseusement dans l’air froid de la cuisine. Elle était tôt levée, comme d’habitude, pour profiter de quelques moments de tranquillité avant que sa journée ne soit accaparée par les exigences inlassables de sa famille. Sa vie avait longtemps suivi ce même schéma : être à la disposition des autres, toujours répondre aux attentes sans jamais poser de questions.
Depuis qu’elle avait quitté son emploi pour s’occuper de sa mère malade, Camille avait l’impression que ses propres besoins avaient été mis en veille indéfinie. Elle se souvenait d’une époque où elle avait des rêves et des projets. Aujourd’hui, à trente-cinq ans, elle se sentait comme une ombre d’elle-même.
Le tintement soudain de la cuillère contre la tasse la ramena à la réalité. Sa mère entra dans la cuisine, s’appuyant lourdement sur sa canne. “Bonjour, maman”, dit-elle doucement.
“Bonjour, Camille. As-tu pensé à appeler le médecin pour mon rendez-vous ?” demanda sa mère, sa voix empreinte de la certitude que Camille n’avait rien de mieux à faire.
“Oui, je l’ai fait hier”, répondit Camille avec un sourire forcé.
La journée continua ainsi, avec ses tâches ménagères et les petites attentions que sa mère exigeait. Mais au fond d’elle, quelque chose avait commencé à changer. Une voix intérieure, faible mais insistante, la suppliait de se rappeler qui elle était. Cette voix avait commencé à se faire entendre il y a quelques mois, lorsqu’elle avait revu un ancien numéro d’un magazine d’art qu’elle collectionnait autrefois.
Ce soir-là, après que sa mère se soit retirée dans sa chambre, Camille s’assit seule dans le salon faiblement éclairé. L’idée de reprendre une activité pour elle-même, aussi minime soit-elle, revenait la hanter. Elle savait que les autres ne comprendraient pas pourquoi elle ressentait ce besoin. Mais elle commençait à réaliser que sa vie ne devait pas être définie uniquement par les attentes des autres.
Le lendemain, une conversation téléphonique avec son frère fut le catalyseur. Il lui parla de sa dernière promotion, de ses voyages, et du plaisir de vivre pour soi-même. En posant son téléphone, Camille sentit une vague de frustration monter en elle.
“Pourquoi ne pourrais-je pas, moi aussi, faire quelque chose pour moi-même ?” murmura-t-elle en fixant le vide.
Cette pensée la poursuivit toute la journée, jusqu’à ce qu’elle prenne une décision. Elle se souvenait d’une petite galerie d’art non loin de chez elle. C’était quelque chose de simple, peut-être un petit pas, mais à ses yeux, cela représentait bien plus.
Le samedi, elle se tenait devant cette galerie. L’air était frais et portait les odeurs du printemps naissant. Elle n’avait rien dit à sa mère, craignant ses commentaires désapprobateurs. Mais cette fois, ce n’était pas pour sa mère qu’elle agissait. Avec une détermination nouvelle, elle poussa la porte et entra dans la galerie. Les couleurs vives et les formes audacieuses des tableaux l’accueillirent chaleureusement.
Les artistes exposés évoquaient une variété d’émotions à travers leurs œuvres, chacune racontant une histoire différente. Camille sentit une connexion profonde avec ces récits visuels, comme si les toiles reflétaient ses propres désirs enfouis. En parcourant l’exposition, elle ressentit un sentiment de paix, comme si elle renouait avec une partie d’elle-même qui avait été étouffée pendant trop longtemps.
À ce moment précis, alors qu’elle se tenait devant une peinture représentant un champ de coquelicots vibrant sous un ciel bleu radieux, elle sut qu’elle avait franchi une étape importante. Ce n’était pas seulement une visite à une galerie d’art. C’était un acte de libération personnelle.
En rentrant chez elle, elle n’éprouvait aucune culpabilité. Elle avait passé un moment pour elle-même, et c’était cela qui importait.
Quand elle entra dans la maison, sa mère l’accueillit avec une question : “Où étais-tu ?”
Camille sourit doucement, répondant avec sincérité : “J’ai pris un peu de temps pour moi.” La réponse semblait à la fois étrange et merveilleuse à ses propres oreilles.
Ce n’était qu’un début, mais pour la première fois depuis longtemps, Camille se sentait vivante.