Camille se tenait devant le miroir de la salle de bain, observant les contours de son visage d’un air absent. Ses traits lui semblaient si familiers, et pourtant, depuis quelques années, elle avait l’impression de les redécouvrir chaque jour. Trente-huit ans d’écoulement de vie, de compromis silencieux, de choix pris pour ne pas déplaire. Le poids de ces années se lisait dans ses yeux, qui avaient perdu de leur éclat vibrant.
Ce matin-là, la maison était calme. Son mari, Marc, était déjà parti au travail, et les enfants étaient à l’école. Camille savoura ce rare moment de tranquillité. Elle se versa une tasse de café, s’assit à la table de la cuisine et prit une profonde inspiration, sentant le parfum réconfortant du café la rasséréner.
Le téléphone sonna, brisant cette douce accalmie. C’était sa mère. Une énième conversation où Camille devrait se montrer chaleureuse et attentive sans pouvoir confier ses propres tourments. « Bonjour, maman », dit-elle, avec un sourire forcé. Sa mère parlait, surtout des petites nouvelles de la famille, des attentes et des obligations. Camille acquiesçait, ponctuant la conversation de quelques « Oui, bien sûr » et « Oh, c’est intéressant ».
Elle posa enfin le combiné, épuisée par l’effort de jouer ce rôle qui lui était devenu si naturel qu’elle en oubliait presque qu’un jour, elle avait été différente. Camille se leva et ouvrit la fenêtre de la cuisine pour laisser entrer l’air frais d’automne. Les feuilles des arbres, aux teintes rouges et dorées, lui rappelèrent combien elle adorait cette saison avant que tout ne soit écrasé sous un poids invisible.
Le week-end approchait avec son lot de visites familiales. « Nous devons être là dimanche pour le déjeuner chez tes parents », lui avait rappelé Marc, comme une obligation tacite. Camille avait hoché la tête, encore une fois, gardant pour elle ce désir brûlant d’annuler, de passer un dimanche en tête-à-tête avec elle-même.
En fin d’après-midi, alors que Camille s’occupait des tâches domestiques, elle trébucha sur un vieux carnet de dessins. Elle l’ouvrit, fascinée par les croquis de paysages qu’elle avait réalisés dans sa jeunesse. L’envie de reprendre le dessin, abandonné à cause des responsabilités, enfla en elle. Elle se surprit à se demander à haute voix : « Pourquoi ai-je arrêté ? »
Le samedi soir, Camille s’assit sur le canapé à côté de Marc. Il regardait distraitement un match de football à la télévision. Elle se tourna vers lui, cherchant ses mots. « Marc, j’aimerais qu’on parle », commença-t-elle, sentant sa voix légèrement trembler. Il baissa le son, l’air ennuyé. « Quoi encore ? C’est important ? »
Camille hésita, mais quelque chose en elle, un mélange de frustration et de détermination, la poussa à continuer. « Je pense qu’on devrait prendre du temps pour nous, individuellement », dit-elle, avec une assurance qu’elle ne se connaissait pas.
Marc fronça les sourcils. « Tu veux qu’on prenne des vacances séparément ? », demanda-t-il, incrédule.
« Non, je veux dire… j’aimerais avoir du temps pour moi, pour faire ce que j’aime. Pour redécouvrir le dessin, par exemple. » Les mots sortirent enfin, et ils apportèrent un soulagement inattendu.
Marc haussa les épaules, reprenant son attention sur le match. « Tant que tu gères la maison et les enfants, fais ce que tu veux. » Ce n’était pas l’approbation enthousiaste qu’elle avait espérée, mais c’était un début.
Le lendemain matin, Camille se réveilla avec une étrange sensation de légèreté. Elle décida de sortir, seule, pour une promenade dans le parc voisin. Elle emporta son carnet de croquis redécouvert. Tandis qu’elle marchait parmi les arbres aux couleurs flamboyantes, elle sentit quelque chose se libérer en elle.
S’asseyant sur un banc, elle ouvrit son carnet et commença à dessiner. Les lignes se traçaient avec fluidité, comme si elles lui avaient toujours appartenu. Elle ressentit une joie profonde, une reconnaissance de l’artiste qu’elle avait enterrée sous les attentes des autres.
À cet instant, Camille comprit qu’elle avait entamé un processus de reconquête de soi. Cette petite sortie, ce simple geste de sortir le carnet, devint son acte de libération, un moment où elle reprenait les rênes de sa vie. Elle savait qu’il y aurait des ajustements, des conversations difficiles, mais elle était prête à affronter tout cela pour retrouver sa propre voix.
Camille rentra chez elle, le cœur léger, déterminée à ne plus jamais laisser cette partie d’elle s’éteindre silencieusement.