Il pleuvait ce matin-là, une pluie fine et persistante qui tombait sur la petite ville comme un souvenir oublié refait surface. Camille se tenait sous un parapluie bleu délavé, arpentant la rue principale pavée de la ville qu’elle n’avait pas revue depuis plus de trente ans. Les boutiques avaient changé, bien sûr, mais l’air avait la même odeur de terre mouillée et de café qui échappait des petites brasseries. Elle s’était souvent demandée comment elle ressentirait ce retour, mais rien ne l’avait préparée à la vague de nostalgie et d’appréhension qui l’envahit.
Elle s’était arrêtée devant la librairie, son regard accrochant la vitrine qui exhibait des livres aux couvertures colorées. Elle hésita un instant avant de pousser la porte, une clochette annonçant son entrée avec un tintement familier. L’intérieur était chaleureux, l’odeur du papier neuf et ancien se mêlant agréablement. Camille flânait entre les étagères, caressant du bout des doigts les tranches alignées, lorsque quelque chose d’inattendu attira son attention.
Une voix.
C’était une mélodie douce, captivante, qui montait du fond de la boutique. Camille se figea, le cœur battant. Elle se tourna lentement, cherchant l’origine de cette voix qu’elle aurait reconnue parmi mille.
Antoine.
Il était assis sur un tabouret, un livre à la main, lisant à haute voix pour un petit groupe d’enfants, les yeux brillants d’émerveillement. Son visage n’avait pas tellement changé ; la même étincelle d’intelligence dans les yeux, les mêmes rides d’expression autour de la bouche. Une barbe poivre et sel avait remplacé la douceur de sa jeunesse, mais il y avait toujours cette chaleur rassurante dans son regard.
Camille sentit son cœur se serrer tandis qu’elle se tenait là, immobile, incapable de se décider à avancer ou à fuir. Une partie d’elle était transportée à une époque où ils passaient des heures à débattre de tout et de rien, à refaire le monde autour de cafés interminables. C’était avant… avant la dispute, avant le silence.
Lorsque la lecture prit fin, Antoine leva les yeux, et leurs regards se croisèrent. Un instant suspendu dans le temps, où la librairie entière sembla se dissoudre autour d’eux. Les enfants, les livres, la pluie, tout semblait faire partie d’un autre monde.
Antoine se leva lentement, un sourire hésitant se dessinant sur ses lèvres. “Camille…” murmura-t-il, comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle.
Camille hocha la tête, incapable de trouver les mots. Elle s’approcha, ses pas pesants comme si elle craignait que chaque mouvement ne brise l’enchantement de ce moment.
Leurs retrouvailles furent maladroites, une danse hésitante entre passé et présent. Ils choisirent un petit café pour s’asseoir, évitant les sujets trop douloureux au début, parlant du présent, de leurs vies, de la ville qui continuait à vivre en leur absence.
Le silence s’installa parfois, lourd de tout ce qui avait été tu pendant des décennies. Mais petit à petit, les mots vinrent plus facilement, les rires spontanés effaçant doucement l’ombre des années perdues.
“Pourquoi maintenant ?” demanda enfin Antoine, le regard fixé sur sa tasse à moitié vide.
Camille prit une longue inspiration, ses doigts jouant avec le bord de sa serviette. “Je ne sais pas,” répondit-elle honnêtement. “Peut-être parce que j’avais besoin de retrouver quelque chose… quelqu’un… qui savait qui j’étais, qui me comprenait.”
Antoine sourit doucement, un sourire porté par une compréhension partagée, par un passé commun qui les liait. “Tu m’as manqué, Camille,” dit-il simplement.
Les mots étaient simples, mais ils étaient lourds de regrets, de pardons muets, de tout ce qu’ils n’avaient jamais osé dire.
Ce jour-là, dans cette petite ville battue par la pluie, Antoine et Camille se retrouvèrent. Ce ne fut pas un retour aux années perdues, mais une redécouverte de ce qui avait toujours été là, enfoui sous les débris du temps et des mots non prononcés. Ils choisirent de laisser le passé prendre sa place, d’accepter les blessures sans chercher à les effacer, de trouver dans l’autre un écho de ce qui avait été.
Avant de se séparer, Antoine posa une main douce sur celle de Camille. “Peut-être devrions-nous lire ensemble, un de ces jours,” proposa-t-il, et Camille sut qu’il y aurait une suite à cette rencontre.
Elle hocha la tête, un sourire sincère illuminant son visage. “Oui, j’aimerais ça.”
Ils sortirent du café ensemble, la pluie ayant cédé la place à un ciel clairsemé de nuages, un ciel qui promettait de nouveaux commencements.