Dans la petite ville de Saint-Aubin, le marché du samedi matin était un rendez-vous incontournable pour ses habitants. Les étals s’étiraient sous le ciel gris de début d’automne, parfumant l’air d’effluves de pain frais et de pommes mûres. Parmi les passants, une silhouette se détacha, celle d’Étienne, la soixantaine élégante, avec ses cheveux poivre et sel et son manteau en laine. Il venait de s’installer en ville, loin de son ancienne vie. Cherchant des pommes pour sa tarte traditionnelle, son regard croisa un autre visage familier, qui le figea sur place : Cécile.
Cécile, elle, ne l’avait pas encore aperçu. Elle discutait avec un marchand, sa voix aussi douce que dans les souvenirs d’Étienne, bien qu’un peu plus grave. Après des décennies de silence, il hésitait, partagé entre l’envie de retrouver un morceau de son passé et la crainte de réveiller des souvenirs enfouis.
Leurs chemins s’étaient séparés brutalement après l’université. Une divergence d’opinions, un malentendu jamais clarifié… Les détails étaient flous, mais la douleur de perdre une amie précieuse restait vive. Malgré les années, Étienne avait souvent pensé à elle, se demandant si elle avait trouvé la paix et le bonheur qu’elle méritait.
Inspirant profondément, il s’avança vers elle, sa voix s’emparant de lui presque malgré lui. “Cécile ?”
Elle se retourna brusquement, ses yeux s’élargissant de surprise. Un instant, elle sembla hésiter, puis un sourire timide éclaira son visage. “Étienne ? C’est vraiment toi ?”
Ils se dévisagèrent, le silence pesant autant qu’un millier de mots. Chacun d’eux scrutait les traces du passage du temps sur l’autre, cherchant des vestiges de ce qu’ils avaient été.
“Je ne savais pas que tu étais ici,” dit-elle enfin, sa voix hésitant entre joie et appréhension.
“Je pourrais dire la même chose,” répondit-il avec un sourire.
Leurs mots étaient prudents, comme s’ils testaient la force de la glace sur laquelle ils se tenaient. Étienne proposa timidement de prendre un café au bistrot voisin. Cécile accepta, hochant la tête avec une certaine réserve, mais sans se dérober.
Assis à une petite table en bois, l’odeur du café mêlée à la chaleur des lieux, ils se laissèrent aller à partager leurs vies, esquivant d’abord les sujets douloureux, préférant évoquer des souvenirs communs. Ils riaient du souvenir d’une soirée où ils avaient dansé sous la pluie, de leur projet avorté de parcourir l’Europe en train, des professeurs qu’ils avaient taquinés. Leurs rires rompaient la glace, leur permettant de retrouver un peu de cette complicité perdue.
Puis, vinrent les questions plus délicates. Comment expliquer vingt ans de silence ? Étienne murmura, hésitant : “Je me suis souvent demandé pourquoi nous n’avions jamais essayé de parler, après… ce jour-là.”
Cécile baissa les yeux, jouant nerveusement avec sa cuillère. “Je crois que j’étais trop fière… et trop blessée. C’était plus facile de tourner la page sans affronter la douleur.”
Étienne acquiesça, conscient que leurs vies auraient pu être différentes si l’un d’eux avait tendu la main à l’autre. Mais à cet instant, il sentit qu’il n’y avait plus de place pour les regrets, seulement pour le moment présent.
Ils parlèrent de leurs familles, de leurs carrières, des rêves qu’ils avaient réalisés et de ceux qu’ils avaient laissés de côté. Leurs vies avaient pris des chemins bien différents, mais à cet instant, cela n’avait plus d’importance.
Au moment de se séparer, Étienne proposa en souriant : “Et si cette fois, on essayait de ne pas disparaître encore trente ans ?”
Cécile rit doucement, hochant la tête avec une promesse dans les yeux. “Ce serait dommage de perdre autant de temps à nouveau.”
Ils se quittèrent avec l’espoir tranquille que leur histoire, quoique différente de ce qu’elle aurait pu être, pourrait encore être riche et précieuse. En marchant dans la lumière tamisée de l’après-midi, Étienne ressentit une paix qu’il n’avait pas connue depuis des années, comme s’il avait enfin retrouvé une partie de lui-même perdue depuis longtemps.