Depuis quelques semaines, une étrange sensation de flottement avait pris racine en Clara. Son mari, Julien, semblait différent. Elle ne pouvait pas tout à fait mettre le doigt dessus, mais il y avait quelque chose dans la manière dont il parlait, ou plutôt la manière dont il parlait moins. Une distance imperceptible, une brume légère entre eux.
Au début, elle s’était convaincue que ce n’était rien, juste le stress de son travail qui pesait sur lui. Julien était avocat, souvent préoccupé, mais jamais au point d’oublier leur complicité. Pourtant, les conversations semblaient de plus en plus superficielles, comme si elles glissaient sur la surface, sans jamais s’ancrer.
Un soir, alors que Clara rentrait du travail, elle trouva Julien assis dans le noir, l’écran de l’ordinateur portable brillait faiblement. « Julien ? » appela-t-elle doucement. Il sursauta légèrement, comme s’il avait été plongé dans ses pensées. « Oui, désolé, j’étais en train de… réfléchir. »
Un autre soir, elle remarqua qu’il mettait plus de temps que d’habitude pour rentrer du bureau. Lorsqu’elle lui demanda s’il avait eu du retard, il répondit machinalement : « Non, rien de particulier. » Pourtant, elle avait vu son regard s’égarer, comme s’il cherchait à se souvenir de ce qu’il devait dire.
Clara commença à observer les détails, les petits décrochements dans ses récits. Un déjeuner supposé avec un collègue qui, selon elle, n’était pas en ville ce jour-là. Une réunion tardive alors que le bureau était fermé pour rénovation. De petits oublis de dates ou de lieux qui commencèrent à se superposer, dessinant une toile d’incohérences.
Chaque petite fausse note résonnait en Clara comme un carillon déformé. Elle en vint à appréhender les moments de silence, ces pauses qui semblaient s’allonger. Elle se surprit à retenir son souffle dans l’attente qu’il comble le vide par une vérité, même inavouée.
Un vendredi après-midi, Clara décida de rentrer plus tôt. Elle ressentait le besoin urgent de se retrouver face à face avec leurs vies, de combler elle-même les silences. En franchissant le seuil, elle entendit des bruits venant de la cuisine. Julien était là, parlant à demi-voix au téléphone.
Il raccrocha précipitamment lorsqu’il la vit. « C’était Camille, elle voulait des nouvelles », dit-il avec un sourire qui ne parvint pas à atteindre ses yeux. Clara hocha lentement la tête. Camille, une amie commune, aurait sûrement aimé recevoir des nouvelles aussi, mais Clara savait qu’elle était à l’étranger pour le mois.
Le lendemain, prétextant une visite chez sa sœur, Clara suivit Julien. Il se dirigea vers un quartier qu’ils ne fréquentaient jamais. Elle l’observa entrer dans un immeuble anonyme et demeura plantée sur le trottoir, incapable de bouger.
Des minutes passèrent, ou peut-être plus longtemps. Lorsqu’il ressortit, il n’était pas seul. Une femme, jeune, inconnue. Ils échangèrent quelques mots, puis partirent chacun de leur côté. Le cœur de Clara battait la chamade, un tumulte de doutes et de certitudes qui l’envahissait.
Elle l’attendit à la maison. Lorsqu’il entra, elle se leva sans un mot et tendit une enveloppe qu’elle avait trouvée dans le tiroir de son bureau, la veille. À l’intérieur, des photos, des captures d’écran, des échanges par e-mail. Des pièces d’un puzzle qu’elle ne voulait pas assembler.
Julien ouvrit la bouche, peut-être pour expliquer, pour justifier. Mais aucun mot ne vint. Ils restèrent là, face à face, dans ce silence qui avait commencé à effriter leur relation bien avant qu’elle ne s’en aperçoive.
Clara choisit de tourner le dos, non par résignation, mais en quête de son propre souffle, de cet espace qu’ils avaient perdu. Elle ne savait pas ce que l’avenir leur réservait, mais elle comprenait qu’elle devait retrouver sa propre voix dans le tumulte des mensonges.
Dans ce silence, elle n’était plus la même. Les vérités dévoilées avaient changé le cours de leur histoire, mais elle savait que, d’une certaine manière, elle s’était retrouvée.