La Libération de Camille

Camille se tenait devant la fenêtre de la cuisine, regardant la pluie fine transformer le jardin en un brouillard de gris et de vert. C’était un matin comme tant d’autres, marqué par le tintement familier du café filtrant dans la cafetière, mais cet automne avait apporté quelque chose de plus lourd dans l’air. Elle se sentait comme si elle était prise dans le même jour interminable depuis des années, piégée par les attentes silencieuses de son entourage.

Albert, son mari, était déjà au travail, laissant derrière lui sa présence par les petites tâches qu’il lui laissait à faire. “N’oublie pas de passer à la banque aujourd’hui”, avait-il dit en partant, un rappel qui résonnait comme une commande. Camille soupira et regarda sa propre image floue dans la vitre; une femme de trente-sept ans qui avait perdu de vue qui elle était en dehors de son rôle d’épouse dévouée.

Elle avait grandi dans une famille où la paix était maintenue par des non-dits et des compromis silencieux. Son père, un homme de peu de mots mais de beaucoup de silence, avait inculqué en elle l’idée que la confrontation était à éviter à tout prix. Sa mère, quant à elle, avait toujours masqué ses propres désirs sous un voile d’obéissance et de service, un modèle que Camille avait inconsciemment reproduit dans son propre mariage.

Ce soir-là, alors qu’elle préparait le dîner, la télé émettait à peine audiblement les nouvelles. Camille coupait les légumes, écoutant distraitement jusqu’à ce qu’un reportage capte son attention : une femme avait quitté son travail après trente ans pour poursuivre un rêve d’enfance de devenir illustratrice. Quelque chose dans l’histoire de cette femme résonnait en elle. Un rêve qu’elle-même avait longtemps mis de côté ressurgit soudain : celui d’écrire.

Le bruit de la porte d’entrée la fit sursauter. Albert rentrait. Il déposa son attaché-case sur la table avec un soupir, s’approchant de la cuisine. “Ça sent bon,” dit-il en passant un bras autour de Camille. Elle sourit mécaniquement.

Après le dîner, alors qu’ils étaient assis sur le canapé, Albert feuilletant son journal, Camille prit une profonde inspiration. “Albert, j’ai pensé à quelque chose aujourd’hui,” commença-t-elle, sa voix tremblante d’une peur mêlée d’espoir.

Il baissa son journal, la regardant par-dessus ses lunettes. “Quoi donc ?”

Elle hésita, puis se lança : “J’aimerais commencer à écrire. Peut-être des histoires courtes, quelque chose pour moi-même.”

Il fronça les sourcils, un regard perplexe. “Écrire ? Je pensais que tu avais laissé ça derrière toi à l’université.”

“Oui, mais… c’est quelque chose qui me manque. J’ai envie de l’essayer de nouveau.”

Albert haussa les épaules, retournant à son journal. “Si ça te fait plaisir.” Une phrase qui aurait pu paraître encourageante, mais qui résonnait comme une permission résignée, sans véritable intérêt.

Cette nuit-là, Camille s’allongea dans le lit, les yeux ouverts fixant le plafond, les mots d’Albert résonnant encore en elle. Elle se rendit compte que, pour la première fois, elle avait exprimé un désir dont elle n’était pas sûre qu’il trouverait soutien ou compréhension. Mais l’idée persistait, comme une lueur de chaleur dans l’obscurité.

Pendant les semaines qui suivirent, Camille trouva des moments volés pour écrire. Elle s’asseyait à la table de la cuisine après le départ d’Albert, une tasse de thé à ses côtés, et laissait les mots couler sur le papier. Les petites histoires qui naissaient étaient comme des lueurs d’espoir dans son quotidien.

Un samedi matin, alors qu’elle feuilletait les pages fraîchement écrites, elle réalisa qu’elle devait les partager avec quelqu’un qui pourrait vraiment comprendre. Elle se rappela d’un club d’écriture dont elle avait entendu parler à la bibliothèque.

Ce soir-là, pendant le dîner, elle annonça à Albert qu’elle avait l’intention de rejoindre ce club. “Ils se réunissent le jeudi soir,” dit-elle en posant son couteau et sa fourchette, guettant sa réaction.

Il fronça les sourcils, cette fois plus visiblement contrarié. “Le jeudi ? Mais c’est notre soirée télé.”

Le moment était venu. Quelque chose se brisa et se reconstruisit en Camille. Elle respira profondément. “Je pense que c’est important pour moi,” dit-elle, sa voix plus ferme que jamais. “J’ai besoin de faire ça. Pour moi.”

Albert la regarda un moment, son expression changeant lentement de surprise à quelque chose de plus résigné. “D’accord,” finit-il par dire, son ton à contre-coeur. Camille sut alors qu’elle avait franchi une étape importante. Elle avait affirmé un désir personnel, et bien que l’approbation d’Albert ne soit pas entière, elle n’avait pas besoin qu’il comprenne complètement pour continuer.

Ce jeudi-là, en sortant de la maison pour rejoindre le club, elle sentit le vent froid sur son visage, un rappel vivifiant de l’automne qui s’installait. Elle réalisa qu’elle avait repris une partie d’elle-même, un pas vers une vie où elle pourrait être plus que ce que son entourage attendait.

La porte de la bibliothèque accueillit son arrivée avec un craquement, et elle sut qu’elle était exactement là où elle devait être.

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