Cela faisait des années qu’Éloïse répétait les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes sourires polis. Dans la maison familiale, les jours s’étiraient, rythmés par les soupirs discrets et les petits cliquetis de la vaisselle. Sa mère, toujours précise, avait un don pour transformer chaque repas en un cérémonial, un ballet de plats parfaitement orchestré. Pourtant, sous cette apparente harmonie, Éloïse sentait une lourdeur peser sur son cœur.
Assise dans la cuisine baignée par la douce lumière du matin, elle observait le jardin où les roses commençaient à fleurir. « Éloïse, pourrais-tu apporter le café ? » La voix de sa mère, douce mais ferme, interrompit ses pensées. Sans un mot, elle se leva et se dirigea vers la cafetière, ses gestes automatiques, presque mécaniques.
La conversation familiale était souvent une suite de remarques sur les articles lus dans le journal ou les nouvelles recettes à essayer. Éloïse écoutait, opinait, mais ses pensées voguaient ailleurs. Était-elle heureuse ? Elle n’osait même pas se poser la question à voix haute.
Son frère, Arthur, venait de rentrer de l’étranger, apportant avec lui une fraîcheur et une vision du monde à laquelle Éloïse n’avait pas été exposée depuis longtemps. Au dîner, Arthur racontait ses voyages, ses découvertes culinaires, ses rencontres avec des gens de cultures différentes. « Tu devrais essayer, Éloïse. Prendre le temps de te découvrir, loin d’ici. »
« Je suis bien ici, » avait-elle répondu machinalement. Mais cette nuit-là, en s’enfonçant dans son lit, elle repensa à ces mots. Les murs de sa chambre étaient tapissés de souvenirs d’une vie passée – des photos à demi effacées, des bibelots épars. Comment était-elle devenue si distante d’elle-même ?
Le lendemain, alors qu’elle arpentait le marché pour ramener de quoi cuisiner, elle croisa une vieille amie d’école, Claire. « Éloïse ! Ça alors, ça fait un bail ! Tu as l’air… changée. » Elles échangèrent quelques banalités, mais cet échange fugace sema une graine de réflexion. Était-elle si différente de la jeune femme pétillante qu’elle avait été autrefois ?
Dans les jours qui suivirent, elle s’accorda des moments de solitude, se promenant près du lac voisin, un carnet à la main. Elle griffonnait des bouts de pensées, des envies de voyage, des rêves oubliés. Chaque mot posé sur le papier était un pas vers elle-même.
Un dimanche, alors qu’elle préparait le poulet rôti traditionnel, elle sentit une colère sourde monter en elle. Pourquoi se pliait-elle sans cesse aux attentes des autres ? Après le repas, elle se réfugia dans sa chambre, ferma la porte et laissa les larmes couler. Elle pleurait pour toutes les fois où elle s’était effacée, pour tous les rêves qu’elle avait étouffés.
Un jour d’été, Éloïse prit une décision. Elle se rendit à la gare, acheta un billet pour une ville voisine où une exposition d’art avait lieu. Ce petit geste, anodin pour certains, était pour elle un immense pas vers sa liberté.
Quand elle rentra chez elle, le visage illuminé par la beauté des œuvres qu’elle avait vues, sa mère l’attendait. « Où étais-tu passée ? » demanda-t-elle avec inquiétude.
« J’ai pris du temps pour moi, » répondit Éloïse avec une sérénité nouvelle. Sa mère parut hésiter, puis acquiesça d’un léger sourire. Le silence qui suivit fut doux, dépourvu de jugement. Éloïse savait que ce n’était que le début, mais elle se sentait enfin en paix avec elle-même.