Parcours entrelacés

Église de Saint-Laurent, petit village niché au creux des Alpes, sous un ciel de juin à la fois bleu et menaçant. Les cloches résonnaient avec une régularité antique, rappelant aux âmes égarées les promesses du passé. Alice était venue pour un mariage, une cousine dont elle avait oublié l’existence jusqu’à la réception de l’invitation. Elle était restée assise au fond, préférant l’observation discrète aux bavardages mondains.

Un éclat de rire familier la sortit de sa rêverie. Elle se retourna, le regard balayant la nef. C’était un rire qui la ramenait des décennies en arrière, à une époque où le monde semblait à la fois plus simple et infiniment vaste. Au bout de la rangée, un homme au visage buriné, le regard plein d’une chaleur qu’elle avait souvent imaginée mais qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. C’était Thomas.

Leurs chemins s’étaient croisés pour la dernière fois à l’université. Un binôme dans un séminaire d’anthropologie qui, contre toute attente, avait forgé une amitié improbable. Mais la vie, avec son implacable dynamique, les avait séparés. La mémoire, capricieuse, effaçait les détails mais pas l’essentiel.

Après la cérémonie, un déjeuner en extérieur était organisé sous une grande tente blanche. Alice resta à distance, son cœur battant au rythme de souvenirs lointains. Elle hésitait à s’approcher, redoutant ces premiers mots toujours maladroits, ce mélange d’angoisse et d’espoir de retrouver ce qui avait été perdu.

Thomas l’aperçut finalement. Un sourire se dessina sur son visage. Il s’approcha lentement, respectant cette limite invisible que les années avaient tracée entre eux.

« Alice ? C’est bien toi ? »

Elle acquiesça, sourire timide aux lèvres. « Thomas… Ça fait un bail. »

Ils échangèrent des banalités, des récits de vies qui avaient pris des chemins si différents. Thomas était devenu photographe, parcourant le monde en quête de visages et d’histoires à immortaliser. Alice, quant à elle, avait trouvé sa place dans la littérature, enseignant et écrivant sur les histoires trop souvent oubliées.

Leurs mots se firent plus rares, mais non moins lourds de sens. Un silence s’installa, ponctué seulement par le vent qui faisait danser les nappes et les rires des enfants jouant au loin.

Alice brisa le silence. « Te souviens-tu de ce séminaire d’été à Prague ? »

Thomas rit doucement, un rire qui dissipa la tension. « Comment oublier ? Ces ruelles, les cafés… cette impression d’être invincibles. »

Les souvenirs se déployèrent, comme les pages d’un livre qu’on n’a pas ouvert depuis trop longtemps. Leurs discussions passionnées sur l’avenir, les rêves naissants, et cette complicité silencieuse qui les avait liés sans qu’ils en prennent pleinement conscience.

« J’ai souvent pensé que je te parlerais à nouveau un jour », avoua Thomas, presque à lui-même.

Alice hocha la tête, les yeux perdus dans le passé. « Moi aussi… Mais je crois que j’avais peur que les mots ne soient plus les mêmes. »

Ils laissèrent le silence revenir. Mais cette fois, il n’était ni embarrassé ni vide. Il était plein de ce que le temps n’avait pas pu effacer — une reconnaissance mutuelle qui transcendait les années de silence.

Alors que le soleil commençait à décliner, peignant le ciel de nuances dorées, ils marchèrent ensemble à travers le village, redécouvrant des lieux inconnus et pourtant étrangement familiers. Les mots échangés étaient simples, mais chargés de tout ce qui n’avait pas été dit.

Arrivés au bord d’un petit lac, ils s’assirent côte à côte, les yeux fixés sur l’horizon. Thomas sortit un carnet, usé par tant de voyages. « J’aime capturer les moments qui comptent. Peux-tu me décrire ce que tu ressens ? »

Alice sourit, reconnaissante de ce partage retrouvé. Elle réfléchit un instant, puis murmura : « C’est comme retrouver une partie de moi-même que j’avais oubliée… et savoir qu’elle m’attendait, patiemment. »

Ils restèrent là, côte à côte, dans un silence apaisé, tandis que le vent jouait avec les pages du carnet de Thomas.

La véritable essence de ce qu’ils avaient partagé n’était pas dans les mots. Mais dans cette capacité à être présents l’un pour l’autre, à nouveau, après tant d’années éparpillées par les hasards de la vie. Ce moment, empreint de douceur et de compréhension silencieuse, était une promesse — non pas de revenir en arrière, mais d’avancer, ensemble, dans la mémoire de ce qui avait toujours existé entre eux.

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