Le vent soufflait doucement à travers les arbres du parc où Anne avait l’habitude d’aller marcher quand elle avait besoin de réfléchir. Aujourd’hui, après toutes ces années, elle avait ressenti le besoin impérieux d’y revenir, comme on revient à une vieille mélodie qui éveille des souvenirs lointains. Chaque pas soulevait un nuage de feuilles mortes, et l’air frais d’octobre lui picotait le visage. Elle aimait cet endroit, avec ses bancs de bois usés et son lac tranquille où les canards glissaient sans hâte.
Cela faisait presque trente ans qu’elle n’avait pas revu Thomas. Ils avaient été des amis inséparables autrefois, partageant des rires et des secrets dans les rues lumineuses de leur jeunesse. Puis la vie les avait séparés, et les années avaient construit un mur de silence entre eux. Elle n’avait jamais vraiment su pourquoi; peut-être était-ce la distance, ou simplement la course incessante du temps.
En arrivant près du vieux chêne où ils avaient gravé leurs initiales, Anne s’arrêta. Elle sourit tristement devant la cicatrice sur le tronc, une relique qu’elle avait presque oubliée. Un souffle de vent plus fort souleva une mèche de ses cheveux et, en levant les yeux pour la repousser, elle l’aperçut.
Thomas était là, de l’autre côté du chemin, avec son manteau gris et ses traits marqués par les années. Il semblait perdu dans ses pensées, la main appuyée sur le dos d’un banc. Son regard était fixé sur le lac, mais il dut sentir qu’on l’observait, car il tourna la tête et croisa ses yeux.
Il y eut un moment de flottement, une hésitation pleine de souvenirs. Puis, presque simultanément, ils sourirent. Anne s’avança doucement, son cœur battant un rythme familier et étranger à la fois.
“Thomas,” dit-elle enfin, s’arrêtant à quelques pas de lui.
“Anne,” répondit-il, une chaleur indéfinissable dans la voix. “Cela fait longtemps.”
Elle hocha la tête, incapable de trouver les mots adéquats. Il y avait tant à dire, mais si peu qui semblait vraiment nécessaire. Une partie d’elle voulait s’excuser, mais elle n’était même pas sûre de ce qui avait besoin d’être pardonné.
“Je ne savais pas que tu revenais par ici,” dit Thomas après un silence, ses yeux toujours ancrés dans les siens.
“Moi non plus,” répondit-elle doucement. “Je suppose que le hasard fait bien les choses.”
Les mots flottèrent entre eux, légers mais lourds de sous-entendus. Ils commencèrent à marcher côte à côte, laissant le silence remplir les espaces que leurs voix ne parvenaient pas à atteindre. Il y avait une étrange aisance dans leur pas commun, comme si le temps n’avait pas tout à fait effacé la familiarité de leur connexion.
Alors qu’ils longeaient le lac, ils se racontèrent des bribes de vie, des histoires éparses de familles, de carrières, de rêves poursuivis ou abandonnés. Petit à petit, la tension s’atténua, remplacée par une nostalgie douce-amère. C’était à la fois étrange et réconfortant d’entendre la voix de l’autre résonner à nouveau dans l’air.
“J’ai souvent pensé à toi,” avoua Thomas en s’arrêtant pour regarder l’eau. “Je me demandais ce que tu étais devenue.”
Anne se sentit touchée par sa confession. Elle regarda le profil de Thomas, notant les rides autour de ses yeux, les marques du temps qu’elle n’avait pas connues.
“Moi aussi,” dit-elle simplement. “Mais la vie…”
Elle hésita, cherchant à décrire cette force invisible qui les avait éloignés, cette vie qui les avait tant changés. Il lui sourit avec compréhension, comme s’il partageait sa pensée.
“C’est ce qui nous rend humains, je suppose,” dit-il. “On se perd, on se retrouve.”
Ils continuèrent leur promenade, le soleil déclinant doucement à l’horizon. La lumière dorée du soir baignait le parc d’une chaleur douce, et dans cet éclat, Anne sentit quelque chose changer en elle. Une paix nouvelle, une réconciliation avec le passé qui lui pesait si longtemps.
Lorsqu’ils revinrent au point de départ, Anne hésita au moment de partir. Elle savait que cette rencontre n’était que le début d’une nouvelle compréhension, d’un lien retrouvé. Thomas semblait partager ce sentiment, car il lui proposa sans hésiter de se revoir.
“Peut-être pourrions-nous nous retrouver, de temps en temps,” suggéra-t-il, l’ombre d’un espoir dans sa voix.
Elle acquiesça avec un sourire sincère, sachant que cette fois-ci, elle ne laisserait pas le temps, ni la distance, les séparer de nouveau.
Leur silence valait mille paroles, et en partant, Anne se sentit plus légère, comme si un vieux poids avait disparu. Le passé était lumineux à nouveau, riche de souvenirs partagés et de promesses futures.
Et le parc, témoin de leur histoire, restait immobile, comme un gardien silencieux de leurs retrouvailles et de leurs rêves.